2021 – 17 Le langage ou le début de l’histoire

Conférence Berder mai 2021. Le Langage ou le début de l’histoire de Jean-Christophe Pichon

1) Nous avons été surpris, à l’aube du solstice d’été, nous qui avons écouté un concert d’oiseaux – toutes espèces confondues, le merle répondant à l’effraie, l’alouette à la corneille, le pic-vert à la bergeronnette, le geai à l’étourneau –, par l’exceptionnelle rigueur de la partition musicale de cette symphonie et ses mouvements : exposition, développement et réexposition.

2) Il fut un temps, celui de Pythagore (6e siècle av. J.-C.) jusqu’à Anasthasius Kircher (XVIIe siècle), en passant par Dante Alighieri (XIIIe/XIVe siècle), ou le monde était considéré comme un ensemble (une synthèse) que l’on pourrait nommé « macroscopique », c’était le temps de la musique des sphères ou de l’harmonie des sphères. Chaque chose ne pouvait être harmonique sans être reliée à un tout.

3) Vint le temps des lumières (les encyclopédistes au 18e siècle), initiés par les empiristes au XVIIe pour lesquels les choses devaient être identifiées (observées) pour être réelles, alors qu’avant il suffisait de les nommer pour qu’elles existent.

3) « Le grand et maudit ouvrage est fini », dira Diderot. Un siècle plus tard, les poètes furent maudits. Il fut question d’une machine, une machine à ‘décerveler’ (cf. Alfred Jarry), dans le sens où il fallait décortiquer (démembrer) les choses jusqu’à l’absurde afin de les révéler. Le cheminement fut inversé, ce n’est pas la mort, la fin, qui éclairait la totalité de la vie, mais le début, la ‘naissance’, l’observation.

« Nous noterons seulement deux ou trois exemples typiques de l’incompréhension des « critiques » universitaires : certains ont été jusqu’à prétendre qu’une poésie qui est belle ne peut être symbolique » (René Guénon, Ad Altoria Tendo).

Localiser le langage dans le cerceau

4) Pendant un siècle (de 1860 à 1960) la connaissance des bases cérébrales du langage est restée scolaire, voire schématique et rationnelle : tout se passait dans deux endroits de l’hémisphère gauche de cerveau, l’aire de Broca (découverte par Paul Broca) (2) et l’aire de Wernicke (découverte par le psychiatre Carl Wernicke) (1), relié par un dense réseau de fibres (le faisceau arqué). L’une (1) donnait une signification aux mots et l’autre (2) les stockait.

Ces découvertes n’expliquaient pas comment ces aires avaient la faculté de créer des vocables significatifs (en mathématique le mot ‘significatif’ indique un chiffre 1ou un nombre qui s’oppose au zéro (le néant ou l’infini). À quel moment le cerveau de l’homme a-t-il su que n’entre rien et quelque chose s’immisçait le vocable ?

Dans les années 1960, le neurologue américain Norman Geschwind découvre une nouvelle (ancienne) zone corticale toujours située dans l’hémisphère gauche, qui serait connectée par un important réseau de fibres nerveuses : le lobule pariétal inférieur (dit le territoire de Geschwind) en relation avec le faisceau arqué, complexifiant la transmission des informations. Cette zone serait également en relation avec l’hémisphère droit, aurait la main mise sur l’intégralité du cerveau, avant de l’avoir sur le corps, voire avec le monde extérieur.

L’humain serait donc fabriqué comme une machine parlante et conceptuelle, capable de créer son environnement avec son propre langage.

Dans les années 1980, le neurologue Marsel Mesulam proposa un modèle en réseau hiérarchisé passant par des paliers de complexité. Par exemple un traitement simple de l’information permet de dire les jours de la semaine dans l’ordre, mais les énumérer en sens inverse fera intervenir d’autres aires ‘en amont’ des aires motrices. Ce serait le développement fonctionnel du lobule pariétal inférieur (et non l’apparition d’une structure cérébrale nouvelle) qui aurait permis à l’être humain de segmenter les sons entendus pour leur donner un sens et de créer des séquences de sons porteuses de significations, c’est-à-dire maîtriser un langage.

On efface tout, et on recommence. Le professeur Hugues Duffau, neurochirurgien, opère ses patients à cerveau ouvert. L’objectif est de parler avec le patient pendant l’opération afin de déterminer les conséquences éventuelles de l’intervention dans une zone précise du cerveau. Dans une étude publiée en 2014 dans la revue Brain, Hugues Duffau montre que « l’aire de Broca n’est pas l’aire de la parole ». Chaque cerveau serait unique au niveau de la localisation des capacités intellectuelles, aucun des deux hémisphères n’aurait une fonction spécifique et le langage ne serait situé ni dans un hémisphère ni même dans un endroit précis du cerveau.

Le cerveau se répare tout seul. « J’ai, par exemple, enlevé la région de Broca, réputée comme étant celle du langage, chez plus de 100 patients sans qu’ils en subissent de séquelles ». Hugues Duffau évoque le cas d’une patiente russe parlant 5 langues. Il lui fut annoncé qu’elle ne pourrait pas garder la maîtrise des 5 langues après l’intervention chirurgicale. Lorsqu’on lui demanda lesquelles devaient faire l’objet de l’ablation, elle choisit l’espagnol et l’italien ; l’opération lui fit perdre l’usage de l’espagnol et de l’italien, mais elle conserva celui des autres langues.

L’approche dite scientifique et chirurgicale constate alors que le langage ne se situe spécifiquement dans aucune ‘aire’ particulière du cerveau, qui ne serait qu’un relai, et qu’il est géré par un ensemble de connexions (une machinerie), un réseau de ‘câbles’ alimentés par la quasi-totalité des fonctions humaines.

Localiser le langage dans le temps

5) Au début du siècle dernier, on croyait que le langage imitait au début les grognements des animaux ou des grands singes, et n’émettait que des sons avant d’évoluer (selon les théories darwinistes). Charles Callet1proposait que les mots vinssent de « germes » linguistiques universels exprimant un besoin immédiat. Ces onomatopées devenaient des mots au cours de millénaires. L’idée de progrès domine, selon le syllogisme suivant : le monde évolue dans un sens unique (passé/futur), donc toute la connaissance du monde évolue dans le même sens.

Comment l’humanité, dans un univers cyclique (glaciations), contrainte à de nombreux déplacements dans d’immenses territoires, traversant des civilisations naissantes ou mourantes, subissant des destructions massives de populations, vivant sous la forme d’espèces différentes, en communauté, les unes disparaissant pour réapparaître sous d’autres formes en d’autres lieux, tout cela s’étalant sur plusieurs millions (ou milliards) d’années (on n’en connaît pas le nombre), aurait-elle pu suivre un chemin linéaire et un apprentissage commun sans période de déclin ou de splendeur ? Comment auraient-ils pu initier les bases d’un langage dit universel, qui se serait pérennisé au-delà des glaciations, si cette fonction n’était pas inhérente à leur condition humaine, plutôt qu’à leurs mutations ou migrations ?

6) La connaissance de ce que nous nommons notre civilisation, d’avant Abraham (-2/3 000 ans) à Macron, dont les confins ne remontent pas au-delà de -8 000 ans (soit plus ou moins 6 000 ans avant Jésus-Christ), remonte à l’époque d’où apparaissent les premiers signes que nous interprétons. Les vestiges extraits de la terre ont perdu une grande partie de leur lumière (les couleurs, ou simplement leur sens originel) et que nous ne connaissons que peu de choses sur l’apparition des savoirs (architecturaux, astrologiques, métaphysiques, religieux, kabbalistiques, techniques ou phénoménologiques).

Les ossements avec lesquels nous datons les origines de l’humain ne nous disent que ce que raconte ‘cet os-là’ hors de son contexte. Que ‘cet os-là’ ne peut que nous dire que ce que ‘cet homme-là’ était au moment de sa mort, et non pas ce qu’il était au temps de sa vie, encore moins ce qu’étaient ses semblables, ses ancêtres ou ses descendants ; ni ses croyances, ni son langage ; excepté ce que pourraient en dire quelques outils (chasseur/cueilleur ou agriculteur), ou un code génétique.

Une première étude (récente) de « l’aire de Broca » chez les hommes fossiles (2014), menée par une équipe de paléoanthropologues spécialistes de l’évolution du cerveau, nous soumet une analyse comparative entre les hommes modernes, les grands singes africains et des hommes fossiles. L’étude démontre un même type d’asymétrie d’une zone impliquée dans le langage, l’aire de Broca, chez les bonobos, les hommes actuels et les homininés fossiles. Ceci indique que le dernier ancêtre commun aux grands singes africains et aux hommes actuels avait aussi un cerveau asymétrique, et modifie notre compréhension des capacités cognitives des hommes préhistoriques (…) Ils observent un même type d’asymétrie de « l’aire de Broca » chez tous les homininés et les bonobos, ainsi qu’une augmentation de la taille de cette zone au cours de l’évolution humaine. Il n’est évidemment pas possible de faire des hypothèses sur la présence du langage chez les hommes fossiles uniquement en se basant sur la forme du cerveau. Toutefois, l’étude révèle que la latéralisation du cerveau, au niveau des lobes frontaux, ce qui semble être un caractère essentiel pour l’apparition du langage, est probablement présente chez tous les homininés (16 millions d’années).

Les langages que nous utilisons aujourd’hui ont sans doute une origine commune (les textes sacrés, la Bible notamment le prétendent), et l’alphabet et les signes que nous utilisons ont un sens mystique et/ou métaphysique, voire ésotériques (la Kabbale le révèle). Au-delà, c’est un mystère, quoiqu’en disent les scientifiques qui nous instruisent dans le même temps du tout et de son contraire.

Les civilisations naissent, grandissent, finissent par oublier ce qu’elles ont été avant de se détruire, avant de se coaguler. Pour ne renaître de rien.

« Il sera peintre, peintre et cuisinier, peintre et employé de bureau, peintre et décorateur, puis, à partir de 1944, peintre tout court. De ces quinze premières années, rien ou presque ne subsiste : Francis Bacon détruisait ses œuvres parce que, disait-il, ‘rien ne s’était vraiment coagulé jusqu’alors’ » (Olivier Céna, Télérama, 9/15 mai 1992).

Formaliser le langage

7) Les signes, les lettres, les phonèmes, les syllabes qui constituent le langage préexistaient sans doute depuis le début de l’humanité. Elles étaient installées dès l’origine dans les fonctions de l’intelligence humaine.

Le langage « localisé » évolue-t-il, selon l’évolution physiologique de l’humain, ajoutant au fil du temps des propriétés secondaires à une morphologie préalablement acquise ?

Ou bien est-il une faculté « macroscopique » essentielle, primordiale, une qualité humaine intrinsèque ; un élément créateur de mythes permettant le passage de l’esprit humain de la terre vers le cosmos ?

En d’autres termes, le langage serait aussi basique que la foudre, le tonnerre ou la tempête, voire préexistant à l’existence humaine ?

Mircéa Eliade évoqua la relation qui existe entre le langage et le ‘temps sacré’.

« En imitant les actes exemplaires d’un dieu ou d’un héros mythique, ou en relatant leurs aventures, l’homme d’une société archaïque se détache d’un temps profane et réintègre par magie le grand temps, le temps sacré. » (Mythes, rêves et mystères, 1957) Pour Levi-Strauss le langage mythique n’est pas un langage ordinaire, mais plutôt un méta-langage au même titre que la poésie selon les fonctions établies par Roman Jakobson. Lévi-Strauss opère à la fois un rapprochement et un dépassement du modèle linguistique pour constituer le modèle « mythologique » » : « … le mythe fait partie intégrante de la langue ; c’est par la parole qu’on le connaît, il relève du discours. Si nous voulons rendre compte des caractères spécifiques de la pensée mythique, nous devrons donc établir que le mythe est simultanément dans le langage et au-delà » (Claude Lévi-Strauss en Amazonie. « Nous n’avons a jamais connu autant de convictions aussi naïves, associées à tant de grandes pauvretés intellectuelles. »)

Levi-Strauss reprendra une thématique qui apparaissait déjà dans Race et Histoire en 1952, à savoir : une analogie de structure entre la pensée mythique et la pensée scientifique, donc entre les sociétés dites primitives et celles dites développées, et par conséquent une remise en question radicale de la notion de progrès.

En 1972, alors que venait de paraître L’homme nu, quatrième tome des Mythologiques, Claude Lévi-Strauss accordait une série d’entretiens.

5 Le premier s’ouvrait sur cette question : qu’est-ce qu’un mythe ? Traitant de l’interaction entre inconscient et langage : « Le propre du langage est de reposer sur des mécanismes inconscients. Quand nous parlons, nous ne sommes absolument pas conscients des lois que nous observons pour parler… » (Roland Barthes) 3 Mircéa Eliade (Hiérophonie. Persistance de la pensée mythique dans les sociétés modernes).

Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958, p. 230.

Pour saluer l’entrée à l’Académie française de l’auteur de Tristes Tropiques, ces entretiens étaient diffusés dans le cadre de l’émission Réflexion faite (1974).

Roland Barthes écrivit : « « Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre. C’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots. Mon langage tremble de désir. » (Rodin, Cupidon et Psyché).

Nous avons là, les trois plans de la vocation du langage : sur le temps (Mircea Eliade), sur l’inconscient (Lévi-Strauss), sur le désir (la transsubstantiation, désir/psyché/corps) (Barthes).

8) De l’écriture au langage. Robert Liris, ‘psychohistorien’ soutient que le psychisme (fabricant de mythes) précède l’histoire, et de fait que l’écriture, le signe, précède le langage et l’histoire institutionnelle. « À Glozel, le mythe précède l’histoire, c’est ainsi aujourd’hui et ce sera encore longtemps comme ça. N’oubliez pas que je travaille sur l’inconscient des objets, les choses cachées. »

Pour appréhender l’origine du langage, il faut partir de l’écriture. Les écritures que nous connaissons, les plus éloignées dans le passé, sont des gravures, dessins et peintures pariétales ou rupestres, des pierres ‘figures’ ou des monuments mégalithiques. Elles s’inspirent d’éléments de langage, d’expression sociale et cultuelle, mettant en scène des rituels, des syncrétismes métaphysiques, ou des représentations mythologiques.

Les datations au carbone 14 de la grotte Chauvet, évaluant l’âge du site à 36 000 ans, remettent en questions l’idée d’une évolution progressive de l’art préhistorique, car ces peintures dateraient de l’époque du Néandertal, avant l’ère de l’homo sapiens, bien avant Lascaux (-18 000 ans). La grotte de Marsoulas (-30 000 ans environ), la ‘grotte aux fées’, remonterait au paléolithique (une période entre près de 11 700 ans – fin de la dernière période glaciaire – et -33 millions d’années), un grand trou noir de l’histoire humaine.

Les grottes nous indiquent que les humains ont voulu révéler autre chose que de simples scènes de chasse : nous y trouvons des animaux syncrétiques, des signes (ou écritures), danses, scènes de groupes, empreintes de mains, hommes-sorciers, femmes-bisons, ours-bisons, bisons-panthère, bisons-loups, autant de figurations qui, comme le précise Jean Clottes (spécialiste de l’art pariétal), seraient des séances d’initiation ou de rituels religieux – il évoque le chamanisme. D’autres peintures, celle du Roc-aux-sorciers par exemple – célèbrent le culte de la femme, celui de la 6 Robert Liris, à la recherche des traditions perdues, propos recueillis par Claude Arz, Compte-rendu de Berder, n°14, juin 2018, p. 171.

Déesse-mère (que l’on retrouve dans le couloir sculpté qui mène à ‘l’utérus/tombeau/résurrection’ du cairn de Gavranis).

Ces gravures ou peintures sont associées à la symbolique des animaux, des signes dont on ne connaît plus le sens métaphysique (écriture, alphabet ? La tête de taureau dans le A de la Kabbale). Ces grottes choisies pour leur acoustique, pour leur relief ou leur orientation, sont significatives de la volonté et de la capacité à créer des images cultuelles (cf. Mythologies gréco/romaines, religions monothéistes et la connaissance du cosmos).

Ces emplacements bousculent la théorie sur les déplacements humains, à savoir que 6000 ans av. J.-C., avant la période dite néolithique, les habitants de la terre furent d’abord des nomades et qu’ils ne deviendront sédentaires qu’ensuite. L’art pariétal nous indique le contraire. Les peuples créaient des lieux de vie ou de culte qui présupposaient une présence locale, et que si certains se déplaçaient, d’autres s’installaient là où des lieux magiques ou ‘sacrés’ les invitaient.

Le chamanisme pariétal. Jean Clottes écrivit Les Chamanes de la préhistoire, en collaboration avec David Lewis-Williams (spécialiste sud-africain de l’art des Bushmen San, à l’origine de l’hypothèse du paléochamanisme) […] : « la pratique du crachis (…) peut avoir les propriétés d’une drogue (de type mescaline ou LSD) favorisant l’état de transe ; les mains ‘négatives’ au pochoir se fondent dans le roc pour pénétrer l’univers des esprits et capter leur puissance ; les signes entoptiques (signes géométriques inorganisés : points, traits, zigzags, grilles) caractérisent le premier stade de transe, et la matérialisation des figures géométriques sous diverses formes (animaux, objets), le deuxième stade de transe. »

 « Le chamanisme est en soi un système de croyances à composantes multiples (…) À certaines périodes du Paléolithique supérieur, certaines de ces composantes ont pu prédominer, tandis qu’à d’autres époques, les chamanes se concentraient sur des activités différentes. (…) Le chamanisme a imprimé sa marque à ce que l’on appelle « les grandes religions ». Celles-ci postulent toujours un monde inférieur et un monde supérieur, des visions sur ces mondes-là et des personnages qui, de façon symbolique ou réelle, se déplacent entre eux. Le monde moderne porte à sa façon les concepts du Paléolithique supérieur. » (Jean Clottes) 9) Pour ce qui concerne l’alliance entre le langage et la figure, Jacques Derrida en assume le paradoxe : « Le modèle linguistique repose sur une contradiction : la langue serait 7constituée d’oralité, dont l’écriture ne serait qu’une retranscription. Mais la linguistique s’appuie sur la langue écrite pour la structure de la langue, de sorte que l’origine de la langue écrite est la parole vive. Mais que l’origine de la parole vive est la langue écrite. Il introduit la notion de ‘supplément originaire’, ou simplement de ‘supplément’ ».

L’écriture du langage s’est dispersée, les alphabets se sont transformés, les langues se sont mélangées (prononçant différemment les mêmes mots selon les lieux). Des nouveaux mots apparaissent (mais avec les mêmes lettres, les mêmes phonèmes). Le concept de diffusionnisme apparaît à la fin du XIXe et au début du XXe, avec l’idée qu’une civilisation disparue est à l’origine de la nôtre : Blavatsky (théosophie), Rudof Steiner (anthroposophie), William Scott-Elliot (Atlantide), Lewis Spence (mythologie atlante), Ignatius Donnelly (Atlantide de A à Z), ou James Ferguson (Mégalithes du monde entier).

Si les humains s’installèrent au fil des glaciations sur de nouveaux territoires, il faudrait parler de ‘déterritorialisation’, concept crée par Gilles Deleuze et Félix Guattari (L’Anti-Œdipe, 1972), et l’adapter au langage. Car le langage est un territoire de communication, sur lequel les transformations (cf. Le Livre des Métamorphoses, Ovide, 1er siècle ; ou les Onze Livres de métamorphoses, dit L’Âne d’or, d’Apulée, IIe siècle), dépendraient des lieux d’habitation, des croyances, des façons de vivre ensemble, des liens sociaux et des rituels, et des Grands Cycles de l’histoire du monde. Il faudrait alors parler de ‘reterritorialisation’, ou d’un processus de décontextualisation d’un ensemble connu et de sa réactualisation dans un contexte (système) différent (cf. Deleuze et Guattari).

 « Il n’est pas exagéré d’affirmer que la culture classique de Tlön8 comporte une seule discipline : la psychologie. Les autres lui sont subordonnées. J’ai dit que les hommes de cette planète conçoivent l’univers comme une série de processus mentaux, qui ne se développent pas dans l’espace, mais dans le temps […] Ils (les habitants de Tlön) ne conçoivent pas que le spatial dure dans le temps […] » (J.L. Borgès).

La langue mère

10) Au printemps 2004 le docteur Aziz Saïbi me présenta un manuscrit : Tamizirt, la langue-Mère. Il avait élaboré une démonstration sur l’origine de notre langue commune d’aujourd’hui, celle qui aurait présidé à notre civilisation ternaire. Saïbi émettait l’hypothèse que le peuple berbère conçut le premier alphabet, l’alphabet Tifinar, origine de tous les alphabets connus. Il se serait éparpillé sur la planète lors de massives migrations (Babel/l’Atlantide), au fil des millénaires, essaimant les ‘germes’ des langages contemporains. Pour étayer sa conviction, il élabora un dictionnaire regroupant les similitudes entre le langage berbère (dans sa forme la plus ancienne) et les langues du monde. Nos vocables (nom de ville, de lieux, de pays, et vocabulaire courant) seraient constitués d’une structure de syllabes d’origine berbères, indiquant une situation, un déplacement ou un état. Le berbère est encore vivant, bien que n’appartenant à aucune Nation. On estime à plus de vingt millions le nombre d’individus parlant un dialecte berbère, dont douze ou treize millions d’entre eux se trouvent au Maroc. Six ou huit millions habitent le nord de l’Algérie, en Kabylie. Il survit dans quelques villages de Tunisie, à Djerba surtout. On le retrouve en Libye, et jusqu’en Égypte où Siwa, l’antique oasis d’Ammon. Présent dans les oasis sahariennes, il est parlé aussi par les 750 000 Touaregs, dont la plupart appartiennent au Sahel du Niger et du Mali, et par les Zenaga de Mauritanie. Au Sud du Sahara, le berbère se mélange avec des langues de l’Afrique noire. Il rayonne à partir des capitales, jusqu’à Paris.

11) Nous utilisons (pour nos civilisations occidentales récentes) un alphabet de 24 ou 26 lettres et une numérologie basée sur 9 nombres + le zéro (l’infini). Il existe aussi une graphologie idéographique (chinoise) : un idéogramme est un symbole graphique représentant un mot ou une idée, utilisé dans certaines écritures actuelles (comme le chinois et le kanji en japonais), ou anciennes (comme les hiéroglyphes égyptiens), le maya ou l’aztèque) ou construites (comme la langue bliss ou le LoCos). Le terme de logogramme est aussi utilisé. Il faut les différencier des pictogrammes qui représentent une chose concrète par un dessin et des phonogrammes qui représentent un son. Les idéogrammes représentent une petite partie des sinogrammes, la plus grande catégorie étant représentée par les idéophonogrammes, rébus comprenant une indication phonétique et une indication sémantique.

12) Le langage universel. Selon Marie-Françoise Rombi, linguiste, directrice de recherche au Musée de l’Homme, le nombre de langues parlées dans le monde se situerait entre 5 000 et 10 000, avec un consensus autour de 7 000. Au XVIIe la langue universelle, commerciale, en Europe était le Latin, parlée au niveau commercial, comme l’est aujourd’hui l’anglais. De nombreux ouvrages de G. W. Leibniz se rapportent à une possible langue universelle. Leibniz imagina une caractéristique universelle (cf. Mathesis universalis), qui serait une « algèbre » capable d’exprimer toutes les pensées conceptuelles.

Leibniz théorise une langue hypothétique qui exprimerait la totalité des pensées humaines, et qui pourrait résoudre des problèmes par le calcul grâce au calculus ratiocinator. Il anticipe le modèle informatique de plus de trois siècles.

D’autres idées mathématiques, comme celles de René Descartes et celles de Voltaire et de sa satire du Panglossisme(satire des recherches de Leibniz) ont écarté les recherches sur le sujet.

Descartes proposa l’union de l’algèbre et de la géométrie pour former la ‘géométrie analytique’. Malgré des décennies de recherches sur une intelligence artificielle symbolique, le rêve de Leibniz ne s’est pas, aujourd’hui vraiment réalisé. Mais, les théories d’une langue universelle, allant de pair avec une classification conceptuelle exhaustive par catégories, font encore débat. Michel Foucault cita comme exemple la classification fictive des animaux établie par Jorge Luis Borgès, la Celestial Emporium of Benevolent Knowledge’s Taxonomy.

Au XVIIe siècle, d’autres suggestions furent formulées, notamment par Francis Lodwick, Thomas Urquhart (proposition parodique), George Dalgarno (Ars signorum, 1661), et John Wilkins (An Essay towards a Real Character and a Philosophical Language, 1668).

À la fin du XIXe siècle, il existait une abondance de langues construites. Des esquisses éphémères, tels le solreso ou le volapük. L’espéranto reste la langue construite la plus parlée de nos jours (dans 120 pays) accompagnée d’une riche littérature. Près d’un million de personnes suivent des cours d’espéranto.

Claude-Sosthène Grasset d’Orcet proposa un alphabet, aujourd’hui disparu.

Au XXe siècle, certaines langues telles que le pandunia, l’ido, le latino sine flexione, et l’interlingua sont nées du mouvement des langues construites, mais ce sont des langues dont la communauté de locuteurs, européenne, est très restreinte.

Au XXIe siècle, l’anglais demeure la langue dominante pour le commerce international, la science et la communication. Mais l’Union européenne et l’Organisation des Nations unies ne la reconnaissent pas comme langue universelle.

L’énigme

13) Œdipe et/ou Oannes et le sphinx. Le sophisme des neuf pièces de cuivres : « Le mardi, X traverse un chemin désert et perd neuf pièces de cuivre. Le jeudi, Y trouve sur le chemin quatre pièces un peu rouillées par la pluie du mercredi. Le vendredi, Z découvre trois pièces sur le chemin. Le vendredi matin, X trouve deux pièces dans le couloir de sa maison. L’hérésiarque voulait déduire de cette histoire la réalité des neuf pièces récupérées. Il est absurde (affirmait-il d’imaginer que quatre des pièces n’ont pas existé entre le mardi et le jeudi, trois entre le mardi et l’après-midi du vendredi, deux entre le mardi et le matin du vendredi. Il est logique de penser qu’elles ont existé – du moins secrètement, d’une façon incompréhensible pour les hommes – pendant tous les instants de ces trois délais. »

Borgès glisse dans ce sophisme l’énigme du Sphinx posée à Œdipe : « Quel être, pourvu d’une seule voix (d’un seul langage) a d’abord quatre jambes le matin, puis deux jambes le midi, et trois jambes le soir ? ».

Si Œdipe répond ‘l’homme’, ne s’agit-il pas de l’homme-humus (de l’homme/langage). L’humain sorti de la terre (la boue) ; l’Adam-terreux (le ‘modelé’, le ‘glébeux’) : l’humain en soi, l’humanité. Un vocable entre la poussière du temps et l’esprit. Remontant aux mythes les plus antiques, la terre était déjà l’origine de l’homme à Ur et à Babylone : Ea/Enki le civilisateur puis son fils Marduk l’ordonnateur l’ont en effet façonné de la boue primordiale, chair de Tiamat, la déesse chaos que Marduk fend en deux pour en devenir le laboureur… L’argile de Tiamat était pétrie avec le sang d’un dieu immolé, fusion de la matière et de l’esprit […] « Bref, il n’y a pas de langue hors culture ; il n’y a pas d’avancée culturelle sans métissage et refondation. »

Quatre, trois et deux : 4, la direction indique le lieu et la matière dans l’espace (les 4 cavaliers de l’apocalypse, les 4 points cardinaux, les 4 éléments). 3, le temps du passage, le passage de l’esprit dans le lieu, la transubstantation et le temps (la Sainte trinité, les 3 religions, les 3 anges invités à la table d’Abraham, le voyage des 3 rois mages).

2, la dialectique, (le langage). Le 2 selon le sphinx s’insérant entre le 3 et le 4. (cf. Stephane Lupasco, Les trois matières, ‘le tiers inclus’).

L’ensemble contenu dans l’unité, ‘pourvu d’une seule voix’ est comme la machine de l’éternité de Jean-Charles à la fois immuable, puisque localisée dans l’espace, mobile puisque transformable dans le temps, et réelle, puisque (re)formulable à chaque instant (dialectique). La réalité étant le syncrétisme dialectique positionné dans l’instant continu, entre le 4 et le 3, entre l’infini et l’éphémère, l’immortel et le mortel.

Destruction du langage

14) Les prémices de la destruction de notre héritage linguistique sont un cas d’école. Ils creusent le vide pour laisser la place à un langage différent qui annoncerait sans doute de nouvelles structures mythiques.

– disparition des signes (mots, alphabets, ¨, ^, IV)
– disparition des traces (écriture versus clavier informatique)
– disparition des sexes et des genres (masculin/féminin, blanc/noir)
– disparition du temps et de l’hypothèse (passé, subjonctif, conditionnel)
– disparition des éléments (discriminants)
– disparition du sens (étymologie des mots et des vocables)
– disparition de l’histoire du langage (grec, latin)
– disparition des mots courants (SMS).

Tout est prétexte pour broyer le langage (cf. Les bébés dans la moulinette de Jean-Christophe Averty) : réduire le langage d’un peuple comme on réduit une sauce.

Un langage fondu et imposé, instillant dans l’esprit de chacun la peur de devenir  ‘l’étrange étranger’10 s’il ne s’y soumet pas.

Conclusion

15) Le langage ne serait pas uniquement ‘localisé’ dans l’aire de ‘Broca’, mais intriqué avec la nature humaine, du fait de sa ‘main mise’ sur la surface du corps. L’humain dans son essence la plus intime serait lui-même un langage.

Le langage est un ‘méta-langage’, un créateur de ‘mythes’. Il évolue au rythme d’un temps ‘sacré’ et que, comme une peau entre la chair (d’en-bas) et l’esprit (d’en-haut), il suscite le désir.

Le langage n’évolue pas de manière progressive, mais selon des cycles et des règles dictées par les reptations de l’espace, par les soubresauts cycliques ; que l’on pouvait imaginer qu’il ait été plus étendu ou différent à certaines périodes. Il diffuse, ce qui implique l’émergence de ‘langues-mère’ successives représentant chacune un mythe.

La connaissance des langages se dissout au-delà de quelques millénaires.

L’approche scientifique, ‘encyclopédique’, ne donne pas d’informations que sur ‘ce qu’il y avait avant’, si tant est qu’il y eût quelque chose ‘avant le langage’ ? « Au commencement est le Mot, le son muet, le son du Néant, l’Aleph » (Eric Théallet).

Associé aux grands cycles de l’humanité, le langage se transforme, se ‘reterritorialise’, et se ‘reconceptualise’ d’où notre méconnaissance.

Passant d’un cycle à l’autre, le langage se délite en l’attente (cf. la forme vide) d’un cycle qu’un nouveau langage allait réanimer.

Le langage quantique : équation de Dirac formulée en 1928 dans le cadre relativiste de l’électron. Il s’agissait d’incorporer la relativité restreinte à des modèles quantiques, avec une écriture linéaire entre la masse et l’impulsion.

Le langage humain peut nommer ce qui est au-delà du visible ; déclencher les révolutions et renverser les institutions.

Pour asservir l’humanité, il suffit de la priver de langage.

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