2016 – 11 De l’arbre séphirotique

Brève introduction à la signification de l’arbre séphirotique dans la Kabbale juive
de Claude Birman – CR Berder décembre 2016, pages 21-26

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La représentation traditionnelle de cet « arbre » consiste d’abord en un schéma formel abstrait, ne ossature qui, incarnée, prendrait l’allure anthropomorphique d’un corps humain. Comme dans l’art religieux chrétien, l’image peut rendre l’infini sensible, mais ici le retour au schéma formel prévient le risque d’une sacralisation du visible qui occulterait l’invisible au lieu de le révéler. C’est que, ni corps visible, ni schéma abstrait, l’arbre de vie est cette évidence intelligible que symboles abstraits ou figuratifs ne peuvent que désigner sans la saisir, et entre lesquelles il y a lieu de circuler mentalement pour la recevoir. Or cette « réception » essentielle et inachevable est justement la notion que le mot Kabbalah désigne en hébreu, du verbe lekabel, recevoir : Moïse, dit la Michna dans son langage traditionnel, « kibel torah mi Sinaï, a reçu enseignement du sinaï » (Traité des Pères, 1,1). Pour l’anecdote, en hébreu moderne, le mot Kabbalah désigne par exemple aujourd’hui… une quittance d’électricité: ce qui renvoie à une conception plus immédiate de la lumière !

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Notre Réception majeure est, elle, l’appréhension démythologisée de l’infini à partir du fini qu’i fonde, en vue de l’élévation du fini vers l’infini qui le dilate. la compréhension du fait que les réalités finies viennent de plus qu’elles-mêmes, et que c’est cependant par elles que la plénitude de l’infini vient à l’existence, relève d’une intuition moniste heureusement symbolisée par la représentation d’une arborescence continue. Elle est la méditation d’une circulation secrète entre le donné et son fondement, sans laquelle la pensée s’étiole et devient absurde, le sentiment tombe dans le désespoir de la déréliction, et l’action se perd dans les égarements de la folie :

« Le fou se croise les mains et mange sa chair » (Ecclésiaste 4,5). notre schéma indique donc une circulation possible par étapes entre haut et bas, ciel et terre, à la manière d’une marelle. cela définit d’abord une verticalité, une distance et une proximité, à parcourir, monter et descendre, comme les degrés du parvis d’un temple, comme pour l’ascension et la descente des anges du rêve de Jacob (Genèse 28, 11-19). Voyons-y une table d’orientation pour le sujet individuel et collectif : une présentation du problème de la constitution de soi. car cette verticalité est d’abord en allusion à la nôtre, celle de « l’animal redressé », selon la formule stoïcienne.

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si « dieu est la vie, l’homme a la vie », comme l’écrit Spinoza. il s’agit donc pour nous de concevoir le sens de la vie à partir des dimensions de notre perception subjective : haut, bas, droite, gauche, centre. comme un géomètre grec désigne par le genou (gonios) la notion d’angle, les dix doigts de la main désignent les dix sphères reliées par des canaux, qui formulent par une composition d’éléments et de relations, l’unité de la vie organisée, comme esprit se saisissant de la matière physique pour la subsumer, dirait Bergson. Et comme la tête de l’homme debout ne touche terre sur l’appui de ses pieds, que grâce aux médiations du torse et de l’abdomen, ces dix sphères s’étagent selon quatre niveaux qui correspondent aux quatre lettres du nom hébraïque du dieu d’israël qui se lit de droite à gauche. Être soi, c’est ainsi unifier les lettres du nom. Ce tétragramme, noté parfois YhWh, évoque la racine du verbe être en hébreu. C’est cet être des étants que les liturgies juive et chrétienne nomme Seigneur.

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L’origine de ce nom, en l’état actuel des connaissances, serait géographique selon l’hypothèse des archéologues, rapportée par andré Lemaître dans sa synthèse sur la Naissance du monothéisme, éd. Bayard, 2003. Cela aurait d’abord été une éminence du Néguev, près de laquelle le Moïse historique, fuyant la corvée pharaonique du Xiiie siècle av. J -C., aurait rejoint Jethro, prêtre madianite, pour la fondation du Yahvisme. En ce cas l’origine touche au fondement, par le choix inaugural de la liberté d’être soi. En effet cette suite de quatre demi-voyelles, ordonne comme une respiration, alternant expiration et inspiration, allant de l’intériorité subjective à l’extériorisation objectivante, de l’abstrait au concret, et retour, en termes hégéliens. Quatre étapes que l’on peut illustrer ainsi : un couturier comme Kenzo a fait le dessin d’une robe ; le styliste va le reprendre et le colorier ; la patronnesse en confectionne un modèle ; l’atelier le produit. Et en retour, cette production inspirera d’autres dessins. Tout était dans le trait suggestif du dessin, mais en lui-même il n’était rien encore qu’une esquisse. Une série ordonnée de quatre lettres, donc, pour formuler l’unité pleine de la durée créatrice bergsonienne. le Yod, la première de ces quatre lettres, a justement pour valeur le chiffre dix, dans la numérologie hébraïque. Elle implique par suite le développement ultérieur de l’ensemble des dimensions, dont elle est l’unité originelle, « la goutte fécondante », selon l’image des textes kabbalistiques, goutte à laquelle cette lettre ressemble par sa graphie, goutte dont la pointe supérieure indique l’infini matriciel inaccessible. Les trois sphères supérieures relèvent de cette position. Elles désignent les trois dimensions logiques de la lucidité fondatrice dont dépend toute réalisation.

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Ces « chlocha richona », ces « trois premières », désignent donc l’intelligence à l’œuvre dans tout projet humain librement conçu, mais aussi sans doute ce qu’il nous est possible de comprendre du fondement de l’ordre cosmique. Elles sont nommées Keter, Hokhma, Bina, traduits usuellement par couronne, sagesse, discernement. 

S’il est question de couronne et de couronnement, c’est pour dire que le sens général de la pensée et de l’action créatrice, est d’établir le Royaume des cieux sur terre : de Keter à Malkhout, de la couronne au Royaume, nom de la dixième séfira. Comme dans la philosophie politique de Rousseau, il s’agit d’inscrire dans la mesure du possible le cercle parfait de l’ordre céleste idéal, représenté par le dôme des cathédrales et des mosquées, dans le carré des réalités terrestres anguleuses, au croisement de la dispersion des points cardinaux. C’est le problème classique de la quadrature du cercle, que la virtuose habileté des compagnons approche, paraît-il, jusqu’à la finesse d’une mine de crayon.

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La couronne désigne donc la souveraineté de l’esprit libre, qui transcende toute réalisation, mais n’agit que par la conjugaison d’une dualité. Celle-ci associe la clarté de l’intuition à la distinction discursive. « l’idée vraie », dit descartes, « est claire et distincte », c’est-à-dire « claire dans toutes ses parties ». le mot hokhma, rappelait andré Caquot, regretté professeur d’hébreu au collège de France, est en effet employé par Jérémie pour dire le savoir-faire du potier, son tour de main qui précède toute explication, cette adresse de l’esprit d’initiative grâce auquel, comme on dit, les choses prennent bonne tournure. La Hokhma est ainsi la droite de la couronne, son fidèle second à l’œuvre, l’énergie créatrice de sa dynamique souveraine, qui s’accomplit dans l’entéléchie de la prise en compte circonstanciée de sa concrétisation, pour parler comme aristote. La Bina est ainsi la gauche de la Hokhma, son soutien qui détermine, mène à son terme singulier, et amène à sa finition spécifique, ce qui n’était qu’inaugural. Ce côté droit, initial, est dit masculin. et le côté gauche, final, est dit féminin. Ainsi, au père qui attend un enfant encore indéterminé, la mère qui le porte et le met au monde, le lui présente comme étant celui-ci et non un autre. Un jugement éclairé se doit donc d’hériter, pourrait-on dire, à la fois de l’unité de la sagesse intuitive et de la pluralité du discernement discursif.

N’est-ce pas justement de cette articulation que traité la Première des Méditations cartésiennes de Husserl ? et le cerveau organique a bien lui aussi deux hémisphères.

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La circulation qui anime l’arbre séfirotique et le parcourt de haut en bas, signifie ainsi l’œuvre d’une réalisation qui progresse en passant de droite à gauche à chaque niveau. En effet, en deçà de ce fondement méta-éthique indiqué par le triangle supérieur des trois premières séfirot, un second triangle de trois autres séfirot prend en compte la dimension éthique effective. Elle correspond à la seconde lettre du tétragramme, le premier Hé, de valeur numérique cinq, comme une main, là où il n’y avait encore que pensée. Ce sont Héssèd, Guevoura, et Tiférèt, traduites respectivement usuellement par amour (ou Bonté), Rigueur, et harmonie (ou splendeur). La première, dont le nom signifie le geste du don, se traduit par amour ou plutôt Bonté, car, selon une remarque d’Emmanuel Levinas, il s’agit là d’un amour « sans concupiscence », d’une bienveillance désintéressée, de la gratuité de la générosité.

Maïmonide explique le mot Héssèd, dans son Guide des égarés traduit de l’arabe par Salomon Munk, comme signifiant « libéralité », celle même, écrit-il, de la divine création du monde. C’est donc d’une vertu morale qu’il s’agit, et non plus intellectuelle. La Rigueur l’équilibre : elle distribue la générosité pour l’approprier à ceux qu’elle gratifie, comme l’égalité géométrique change en équité la justice commutative arithmétique. Elle la concrétise.

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La sixième séfira qui s’en déduit est au centre du schéma. en elle la synthèse s’opère entre générosité et exigence. Comme Hokhma et Bina sont personnifiées dans le récit biblique, par Adam et Ève avant leurs mésaventures, le discernement de Sarah y ouvre la voie à la succession des trois pères fondateurs: Abraham en regard du Héssèd fondateur, Isaac en regard de la Guévoura du bâtisseur, et Jacob en regard du Tiférèt, qui intègre et unifie les vertus de ses pères, pour tracer sa propre voie autonome, tournée vers l’émergence d’une humanité consistante, digne de sa vocation à la droiture, rétablie de ses dévoiements, à l’image de l’Adam primordial. C’est pourquoi le troisième triangle que forment Nétsa’h, Hod et Yessod, traduits par Victoire (ou Perpétuité), honneur (ou Gloire, plutôt que splendeur), et transmission (ou fondement), concerne non plus seulement des dispositions morales générales, mais leur transposition dans l’engagement en vue d’attitudes effectives porteuses du projet social en situation. Ainsi, à la construction de la parenté abrahamique du récit de la Genèse, succède la naissance, dans l’Exode, du peuple dont Moïse assure la Victoire, l’émancipation libre de tout mauvais esprit de domination, et Aaron son frère ami, qui veille à l’honneur de son peuple, c’est-à-dire à son écoute de la loi juste.

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Entre formulation et réception de la législation droite, il y a enfin cette borne gouvernance qui anticipe et catalyse leur mutuelle connexion, la précède, et l’invite à trouver sa cohésion interne et externe. Cette question est celle de la neuvième séfira, personnifiée par Joseph, qui demande à sa mort que ses os soient emportés plus tard avec l’exode de son peuple. Le Yessod est ce fondement terrestre existentiel de l’édifice de la civilisation morale, base d’une série verticale de trois sphères le long de la colonne centrale de l’arbre, avec les deux autres fondements centraux, le Kéter, fondement spirituel céleste, et le Tiférèt, fondement moral humain. Cette troisième série de trois sphères, qui prend en compte la dimension sociale des trois sphères du projet éthique, lui-même anticipé et fondé par celle des trois principes métaéthiques, est placée sous le signe du Vav, troisième lettre du tétragramme. Celle-ci, de valeur numérique six, comme la sixième séfira, le tiférèt, est un pictogramme dont la graphie évoque un clou, qui est aussi un idéogramme, dont le sens préservé est celui de la mise en relation : vav est en hébreu la conjonction de coordination.

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Car cette troisième série prépare par la mise en œuvre de ses trois médiations existentielles, à la fois individuelles et collectives, l’ancrage des six vertus intellectuelles et morales, dans l’établissement du Royaume, du Malkhout, qui mettrait fin à l’arbitraire des convoitises, en subordonnant le Pouvoir au droit. Cette dixième séfira est en regard de la quatrième lettre du nom, son second , qui est au Premier Hé comme la main gauche à la main droite, qui soutient par l’action juste l’intention droite. Cette approche de l’utopie est représentée dans le récit biblique par le geste de David le roi d’Israël transportant l’arche à Jérusalem, sa capitale, « sur un chariot neuf », escorté de son peuple, et « dansant de toutes ses forces devant le seigneur » (2 Samuel 6).

« Car cette loi n’est pas dans le ciel pour que tu dises: qui montera pour nous au ciel et nous l’ira quérir… ?… Non, la chose est tout près de toi : Tu l’as dans la bouche et dans le cœur pour pouvoir l’observer » (Deutéronome 30, 11-14). Non pas juste une idée en tête (Keter), ni une simple conviction du cœur (Tiféret), mais la mise en œuvre d’une action née dans la bouche, de paroles appropriées (Malkhout).

Kabbalah le ma’assé : recevoir pour faire.

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