Les abîmes d’en haut et d’en bas

Image : Le Caravage, Narcisse (1598-1599), Galerie d’Art ancien, Rome.

Les abîmes d’en haut et d’en bas – Extrait de la conférence de Julien Debenat – Berder n°22 de septembre 2025 à St-Jacut-de-la-Mer.

(Dieu de Victor Hugo – Yijing)

Introduction
Ce qui est en haut et ce qui est en bas.

Le trait commun à ce qui est en haut et ce qui est en bas, c’est peut-être que ce sont tous deux des abîmes, c’est-dire des mondes vastes mais pas tout à fait vides. Des mondes complexes. Une des grandes questions qui se sont toujours posées à l’humanité est : sommes-nous capables d’y comprendre quelque chose, à ces abîmes d’en haut et d’en bas ? Et si oui, avons-nous une marge d’action sur eux, alors qu’il y a là des choses (des êtres, des forces) qui nous dépassent ? Les êtres humains ont inventé des cosmogonies et des systèmes symboliques pour parvenir à au moins pouvoir en parler un peu, peut-être pour ne pas les subir totalement. Le Yijing est un de ces systèmes, le zodiaque aussi. Pourquoi 64 hexagrammes dans le Yijing ? Pourquoi Jean-Charles Pichon a-t-il fait confiance aux douze signes du zodiaque ? À mon sens, c’est en partie parce ces systèmes s’approchent d’un certain équilibre entre « trop simple » et « trop complexe » : elles répondent au besoin humain de cohérence globale (voire d’unité) mais respectent la complexité des mondes. Pour aborder le thème des abîmes, je vais commencer par évoquer les Gémeaux, et puis faire un bout de chemin avec Victor Hugo et son poème Dieu qui est une mise en abîme poétique et philosophique typique du génie hugolien. Je vais parler ensuite du Yijing, et d’une mise en abîme un peu spéciale qu’on peut y trouver. J’évoquerai enfin rapidement un concept de physique, appelé les attracteurs étranges. Le fil conducteur de tout ça, je le décris très simplement : explorons quelques pistes conviviales et opérantes pour s’approcher des abîmes de l’inconnaissable.

L’hégémonie des Gémeaux.

Les Gémeaux sont à l’œuvre dans la mise en abyme classique, celle où deux miroirs face à face donnent une impression d’infini. À mon sens, un des grands problèmes qui se posent à l’humanité moderne, c’est de trouver des voies pour échapper à ce que j’appelle l’hégémonie des Gémeaux. Celle-ci se manifeste principalement dans les objets produits en série, tous semblables, dans l’incessante propagande médiatique faite de dix mille voix, de dix mille points de vue, et dans un bouillon de culture de millions d’images nous plongeant dans une mise en spectacle permanente, totale, abyssale. La critique de la mêmeté et du formatage par l’image a déjà été exprimée par de brillants penseurs. Adorno, Benjamin, Debord, Deleuze et Guattari, Godard, et beaucoup d’autres artistes et penseurs ont démontré et combattu les dangers du monde du double. Il n’est pas utile d’y revenir. Mais je voudrais parler un peu de l’ordiphone, qui me semble être le nouveau miroir magique et l’arme moderne des Gémeaux.

Nous frottons nos ordiphones comme Aladin frottait sa lampe, espérant que les génies qui sont dedans exauceront nos désirs. Nous avons aussi l’illusion d’ouvrir une boîte aux trésors, telle Pandore ouvrant la jarre piégée par Zeus. Aux rencontres de Limoges en 2018, je disais que l’objet qui a accompagné l’entrée dans l’ère matérialiste à la Renaissance européenne, c’était l’horloge (puis la montre). Cette invention, par ailleurs géniale, est un jalon important de l’entrée de l’humanité dans une ère d’asservissement aux machines. En étant forcés de suivre l’heure indiquée par l’horloge du village (d’abord accrochée à des beffrois avant d’être arborée sur les églises, les anciens « vie-la-joie » sont devenus des rouages de machines, des travailleurs mis à l’heure pour la première fois de l’histoire du monde. La montre a ensuite rapidement menotté les gens aux minutes. Cette invention a permis la mainmise sur le temps par ceux qui contrôlent les machines. Mais aujourd’hui, l’objet-fétiche qui nous suit partout, c’est l’ordiphone. Je me demande s’il ne nous soustrait pas cette fois à l’espace, comme la montre nous a soustrait au temps « naturel ». L’ordiphone traduit nos vies en paquets de données numériques se promenant dans les airs, dans les ondes, dans les câbles, dans les disques durs : partout mais surtout ailleurs, loin de là où nous sommes vraiment. Avec cette machine-là, nous perdons un peu notre territorialité, déconnectés de l’espace que notre corps partage avec les autres êtres autour. Nous devenons, à force d’ubiquité virtuelle, non pas omniprésents, mais omni-absents : nous errons à la circonférence de partout et au centre de nulle part. Et comme nos ancêtres étaient devenus des rouages de leurs machines, nous devenons des agrégats de fonctionnalités, des modules faits d’applications plus ou moins performantes, supprimables à chaque instant selon les besoins de la machine ordonnatrice («vous comprenez, ma bonne dame, vous n’êtes pas adaptée à la vitesse des nouveaux processeurs, et votre mémoire n’est plus assez vive »). Enfin, en nous enlevant à l’espace, les ordiphones nous font aussi sortir de notre corps. Paradoxalement, les ordiphones nous plongent dans un univers dont nous avons l’illusion d’être le centre. Tout semble à portée de clic, mais ce n’est pas le monde qui vient à nous à travers l’écran : c’est nous qui disparaissons à la situation présente, au monde de l’ici et maintenant. Plus nous nous occupons de nos désirs numérisés, plus nous nous engluons dans le miel virtuel, et moins nous sommes libres et créatifs. Comme l’écrivent Miguel Benasayag et Angélique Del Rey dans un de leur livres :

« Paradoxalement, les forces les plus intimes appartiennent au commun (du social, de l’histoire, de la culture, de l’environnement). Par ces forces, l’époque existe : un artiste, un chercheur, un amant, un résistant, sont traversés par elles ; et de manière générale, plus quelqu’un participe à des singularités ou à des processus de libération, de création, plus il entre en rapport avec ces dimensions non personnelles. Réciproquement, plus il s’arrête à de petites dimensions personnelles, plus il s’identifie à ses déterminations personnelles et moins il existe, moins il est dans des processus de puissance et de liberté[1] ».

L’hégémonie des Gémeaux bloque le chemin vers le Verseau. Voilà où je voulais en venir : pour Jean-Charles Pichon, une bataille a commencé au 17ème siècle entre deux conceptions de la liberté : celle, (faussement) égalitaire des Gémeaux, et celle, dangereusement faustienne du Taureau. Depuis le 19ème siècle, les Gémeaux triomphent, grâce notamment aux machines, mécaniques d’abord, puis électroniques[2].  Le thème de la mise en abîme est tombé à pic pour moi cette année, même si nous allons voir ensemble que la mise en abîme n’est pas une bête chute. La mise en abîme, dans sa version la plus basique, on l’a vu, c’est une mise en regard de deux miroirs, ou bien le placement de la même image dans l’image, style « Vache-qui-rit » ou encore dans la photo de l’album « Umagumma[3] » de Pink Floyd, sorti en 1969. Dans la symbolique pichonienne, le procédé artistique de mise en abîme c’est le Taureau créateur qui joue avec les Gémeaux, maîtres des miroirs, à moins que ce ne soit l’inverse. Plonger dans la mise en abîme, c’est une invitation à plonger au cœur de la récurrence. C’est un peu le même exercice que de parcourir un tour de spirale de l’histoire cyclique, en étant attentif à ce qu’il y a de nouveau ou de différent dans le jeu de pareil au même. Au-delà de l’amusement et du vertige qu’elle procure, la mise en abîme est aussi un exercice philosophique. C’est sans doute pour cela que le thème a éveillé chez moi le besoin d’approfondir différents sujets traités lors de mes précédentes interventions.

1 – L’abime ascensionnel de Victor Hugo

« Et je voyais au loin sur ma tête un point noir. »
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1ère rencontre : l’oiseau monstrueux, « être tout semé de bouches, d’ailes, d’yeux ». C’est l’esprit humain, qui se présente comme suit : 
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2ème rencontre : la chauve-souris. Elle est, comme l’âme de Hugo, en quête de Dieu, et constamment ballotée entre désir de croire et constat amer que Dieu reste introuvable. L’oiseau noir est pessimiste à force d’observer l’entropie universelle : 
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3ème rencontre : le hibou
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4ème rencontre : le corbeau, qui affirme à l’âme qu’il y a deux dieux qui se combattent, la force de vie et la force de mort, Ormuzd et Ahriman du Zoroastrisme
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5ème rencontre : le vautour. Celui-ci révèle à l’âme une théogonie complexe : Il y a plusieurs dieux, douze peut-être, mais il y a surtout trois déesses qui les dominent, comme elles dominent les hommes, ainsi que les titans, et règnent sur tout ce qui est.
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6ème rencontre : l’aigle. Celui-ci affirme avec force qu’il y a un Dieu unique, qui « se montre surtout dans tout ce qu’il cache ». Il s’agit d’un Dieu créateur de mondes, qui s’endort et se réveille, et parfois a honte des hommes et vient les punir de leurs péchés. C’est le dieu de Moïse.

7ème rencontre : le griffon. Il conteste le dieu décrit par l’aigle, pour le redéfinir en un dieu christique, dieu de pardon et de pitié.
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8ème rencontre : l’ange. L’ange commence par résumer les théologies dites par tous les autres. Puis il exhorte l’âme à s’élever encore et toujours, suivant en ce mouvement le sens du progrès :
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9ème rencontre : la lumière ailée, qui reprend le thème d’un Dieu unique, omniprésent mais étrange.
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Olivier Chouteau, dans sa conférence de l’année dernière sur les nombres, a évoqué le Yijing. Il est devenu assez rare de rencontrer des personnes de ma génération qui connaissent ce livre. Parmi les plus jeunes, c’est même rarissime. C’est dommage qu’il soit à ce point sorti des radars, car ce classique a influencé des millions de Chinois pendant des millénaires, et un certain nombre de personnes à travers le monde, notamment des occidentaux dans les années 1960-70.

2 – Le Yijing : un outil pour comprendre et agir dans la situation entre les deux abîmes

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3 – Agir entre les deux abîmes

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Pour lire le texte en entier, se reporter à la brochure Les comptes rendus de Berder septembre 2025 qui paraîtront prochainement.





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