Lauric Guillaud – L’imaginaire prophétique – L’exemple du nazisme – CR Berder 2024, n°21
Pourquoi écrire un livre de plus sur le nazisme ? Il est probable que la guerre en Ukraine, le retour des néo-nazis en Allemagne, ainsi que la situation actuelle de la France, nous ont conduit à dresser des parallèles avec l’Allemagne des années 1920-30. Quand les chroniqueurs évoquent le réveil de l’ultranationalisme en Europe de l’Est, une menace de « néo-barbarie » ou de « décivilisation », la nécrose de l’économie, le délitement de l’autorité, la hantise du déclassement et l’effacement du roman national, on ne peut que s’interroger sur la notion de retour dans l’histoire et ses cycles éternels. Et les retours sont parfois terrifiants…
On a longtemps prétendu que le nazisme n’était que le produit de circonstances économiques et sociales. Or, il faut bien constater l’incapacité de toute analyse à saisir en totalité l’ampleur et le tragique du phénomène nazi, cette « brèche dans la trame de l’histoire » (F. Lost), à en démonter tous les ressorts afin d’en présenter une explication tout à fait satisfaisante pour l’esprit du chercheur.
L’un des buts de notre livre (1) était de faire le point ce qu’on a coutume d’appeler depuis les années 60 « l’irrationnel ou l’occultisme nazi ». Il n’est pas question de nier cet arrière-plan mais de voir que l’irrationnel qui s’est emparé de la société allemande au XXe siècle avait des sources méta-religieuses. Nicholas Goodrick-Clarke évoquait une « croyance semi-religieuse en une race de demi-dieux aryens, en la nécessité d’exterminer les êtres inférieurs, et en un merveilleux monde à venir, où, pendant mille ans, les Allemands auraient dominé la terre entière » (2). Il ne faisait que souligner l’importance d’un arrière-monde fantasmagorique nécessaire à la compréhension du nazisme. Hitler devint ainsi le prophète, le messie, le Saint-Esprit. Comme le notait C. G. Jung dès 1938 : « Il est le haut-parleur qui amplifie le murmure inaudible de l’âme allemande jusqu’à ce qu’ils puissent être entendus par l’oreille de la conscience de l’allemand. […] Le pouvoir d’Hitler n’est pas politique. Il est magique » (3).
Comment un peuple cultivé a-t-il pu suivre un guide aussi pervers et se plonger en masse dans une orgie de destruction aussi monstrueuse, aussi démoniaque ? J.-C. Pichon avance une explication d’ordre mythique : « …aussi longtemps que nous ne pourrons pas lire les innombrables ouvrages philosophiques et mythiques publiés sous le IIIe Reich et aussi longtemps qu’en Allemagne – patrie de Goethe, de Nietzsche et de Spengler – la crainte du nazisme fera que soient proscrites les thèses et doctrines de l’Éternel Retour, il ne sera pas facile d’expliquer pourquoi la démence d’Hitler a changé la face du monde » (4).
Une série d’essais expérimentaux, publiés collectivement il y a plus de vingt ans, tenta de souligner modestement quelques filiations entre l’imaginaire ou le mythe, l’art et l’Histoire . Nous pensions, avec Jean-Charles Pichon et Jean-Paul Debenat, que la notion de croyance, voire certaines œuvres des romanciers de l’imaginaire du XXe siècle, pouvaient éclairer certaines zones obscures du passé. L’art, comme l’histoire, semblaient irrigués par des courants souterrains qui finissaient par déferler en surface. Nous estimions que les étudier pouvait permettre de se prémunir pour faire face à d’autres « cauchemars de fer »(5) du futur.
Le Troisième Reich aurait été le premier État occidental à se fonder, non pas sur des principes sociaux, économiques ou politiques, mais sur des principes surnaturels, orchestrant une méticuleuse mise en condition du peuple allemand, déployant une cosmologie s’adressant plus à l’inconscient qu’à l’intellect, et mettant en œuvre des techniques religieuses ancestrales destinées à engendrer une hystérie collective et à combler un vide spirituel. « Conférer à Hitler les traits unidimensionnels d’un simple démon, écrit Peter Reichel, transformer le IIIe Reich en empire du mal revient à exprimer une colère impuissante » (6).
Dans son étude capitale de l’enracinement intellectuel du IIIe Reich, George Mosse écrit que « le temps est venu d’aller au-delà des élites et de se diriger vers une investigation en profondeur des pratiques et des sentiments populaires » (7). Dès 1966, il affirme que « Le nazisme était une religion », insistant sur un horizon d’attentes « quasiment eschatologiques ».
Dans la remise en question des causes du nazisme, l’ouvrage d’Eric Kurlander, Hitler’s Monsters, A Supernatural History of the Third Reich (2017)(8) recontextualise l’idéologie et la mythologie nazies dans un « imaginaire surnaturel » dont l’auteur retrace l’histoire. Kurlander braque le projecteur, non seulement sur les douze années noires de l’hitlérisme, mais sur le territoire mental germanique qui, dès le XIXe siècle, vit s’ensemencer un ensemble de croyances qui finirent par contaminer tout un peuple.
(1) L . Guillaud, Les imaginaires prophétiques et barbares, Lyon, Ed. du Cosmogone, 2024.
(2) N. Goodrick-Clarke, Les Racines occultistes du nazisme, Pardès, 1998, p. 283
(3) K. G. Jung, entretien réalisé en 1938 avec le journaliste américain H. R. Knickerbocker. Voir le site Jung et le nazisme…pour en finir (2) – http://carl-gustav-jung.blogspot.com › 2013/04 › jung
(4) J.-C. Pichon, L’Homme et les dieux, Une histoire thématique de l’humanité [1965], Paris, L’œil du Sphinx, 2019, p. 506.
(5) L. Guillaud, L’imaginaire face au nazisme – Le cauchemar de fer (avec Jean-Paul Debenat, postface de J.-C. Pichon), Agnières, Ed. Le Temps présent, 2014, 205 p.
[6] P. Reichel, La fascination du nazisme, Paris, Odile Jacob, 2011, p. 17.
[7] G. Mosse, Les racines intellectuelles du Troisième Reich, Paris, Calmann-Lévy, p. 15.
[8] E. Kurlander, Hitler’s Monsters, A Supernatural History of the Third Reich, Yale University Press, New Haven and London, 2018.
Pour lire la suite se reporter au Recueil des Rencontres de Berder 2024 n°21

