Le mythe visuel de l’Amérique : le paysage américain entre enfer et paradis : La conquête face aux cycles de l’Histoire.
Lauric Guillaud – Berder 2019
L’empire suit son cours vers l’Ouest /Les quatre premiers actes sont déjà révolus /Un cinquième achèvera la pièce avec le jour ; /La dernière est la plus noble descendance du Temps. (G. Berkeley)
Pour définir le cadre cyclique de l’Amérique du Nord et de ses imaginaires, il faudrait revisiter près de trois cents ans d’histoire, de rêves, de croyances et de mythes. Pour percer cet imaginaire nord-américain, je reste fidèle à la méthode préconisée par Max Weber : « Partir de l’irréel pour aller au réel. » C’est en effet l’imaginaire qui donne corps à la réalité, qui lui donne sens. L’Amérique est inventée avant d’être découverte. On y projette les mythologies et les fantasmes de l’Europe, Atlantide, Amazones, royaume du Prêtre Jean et paradis terrestre. Le Mundus Novus est d’abord une terre d’archaïsme. Puis, peu à peu, la vision évolue, passant de l’éden à l’enfer, au gré du regard des explorateurs, des colons et des artistes. Il faut donc parler d’images – celles dont la parturition fut laborieuse, aussi difficile que celle de la littérature américaine, qu’on peut dater de la fin du XVIIIe siècle. De même, les premières représentations de l’espace, qui marquent le début de l’art national, datent du début du XIXe siècle. Tout commence par le vertige généré par l’irreprésentable du paysage, l’indicible qui conduit les premiers écrivains comme C. B. Brown, à se servir de l’imaginaire de l’Ancien Monde (le gothique) pour affirmer celui du Nouveau.
Le paysage est une question de regard mais cette notion prend une dimension particulière en Amérique du Nord où le paysage rompt avec bien des canons européens. Les découvreurs des grands espaces font face à des espaces sauvages, en regard d’échelles sans commune mesure avec les terres du Vieux Monde. Pour les qualifier, ils les baptisent wilderness, terrifiant « pays désert, chaos hurlant et désolé », « forêt de la nuit » originelle. Dès 1620, le regard géographique se trouve lié au regard historique et culturel. Loin de la tabula rasa du prétendu Nouveau Monde, les Puritains projettent sur le paysage un trop-plein d’images suscitées par la croyance ou la peur. Ils meublent le vide du décor par le fantasme, constituant ce que Julien Gracq appellera plus tard une sorte de « paysage-histoire » qui réactive l’épopée biblique du Peuple d’Israël (« typologie »). Á partir de Charles Brockden Brown (1798-1799), les écrivains américains vont livrer une version gothicisée, intériorisée, d’un paysage perçu le plus souvent comme hanté. Chez les premiers auteurs prédomine une vision gothique, d’ampleur cosmique ou apocalyptique, où affleurent les ombres du passé et la violence de l’Histoire. En voulant rendre compte du paysage, les voyageurs vérifient la remarque de D. H. Lawrence : « Le paysage américain n’a jamais été en accord avec l’homme blanc. Jamais. Et l’homme blanc ne s’est peut-être jamais senti aussi amer qu’ici en Amérique, où le paysage, dans sa beauté même, semble diabolique, grimaçant, et s’oppose à lui. »
Il faudra attendre le milieu du XIXe siècle pour que s’opère une prise de possession visuelle de l’espace. Celle-ci s’accompagne d’une volonté de domination civilisatrice nécessitant un processus d’hybridation du paysage. Se réalise alors la synthèse entre les deux visages archétypaux de l’Amérique – un « désert hurlant » (a howling desert) et un Paradis (an Eden), une nature sauvage et une nature domestiquée – qui se traduit par l’émergence du paysage mixte, un nouvel espace-entre, un territoire neutre combinant harmonieusement Arcadie et Métropolis. La transformation de l’espace américain passe par une transformation du regard. Le mythe visuel de l’Amérique requiert « une dilatation de l’œil » (W. C. Bryant), une vision panoramique qui englobe non seulement une perspective mais une prospective à la mesure de l’espace apparemment infini. Le paysage américain passe à une horizontalité sans précédent dans la peinture européenne. Ce format hyperbolique se veut proportionnel à l’incommensurabilité spatiale et temporelle de la nature américaine. Avec son disciple Church, Thomas Cole crée la première école américaine de paysage, the Hudson River School. Les manifestations de la grandiose nature américaine – la sauvagerie des montagnes et des forêts, la violence des phénomènes naturels, le cycle des saisons – sont autant de signes d’une immanence divine, choc spirituel que l’artiste va traduire par de violents contrastes chromatiques : trouées lumineuses dans des cieux orageux, mystérieux rayonnements sur de sombres vallées parsemées de rochers. Mais le paysage était hanté depuis plus longtemps.
…. La suite dans le Compte-rendu de Berder 2019